Rencontre incongrue

Je déambulais dans les couloirs de Rapture naguère décorés de toute part et abondamment éclairés, mais aujourd’hui dévastés et en proie aux ténèbres. Tout en marchant discrètement, j’étais perdue dans mes pensées mais néanmoins aux aguets du moindre mouvement ou bruit. Combien de temps avais-je dormi pour que Rapture soit aussi sale et anarchique ? Je voyais un peu partout des affiches « Nouvel an 1959 », c’est en décembre 1958 que j’avais sombré dans le coma, en un moi il était impossible que la marche dans ces ruelles soient aussi désastreuses et hésitante ! De plus il n’y avait pas âme qui vive et aucun son hormis mes propres bruits de pas. Rapture, la cité sous-marine paradisiaque, avait bien changé, et seule une guerre ou une quelconque révolte d’au moins deux années pouvait laissée de telles traces de destruction. Il me fallait trouver quelqu’un qui était présent pendant le laps de temps où j’étais endormie ; j’avais beaucoup trop de question sans réponse.

J’entendis un bruit métallique, comme quelque chose qui est jetée au sol, je m’accroupis de suite dans l’ombre. Une boite de conserve, apparemment vide, roulait vers moi, je la laissai passer entre mes pieds et regardai devant moi. Une lumière, comme celle que projette les scaphandres, était dirigée derrière ce qu’il me semblait être une personne. Des yeux jaunes m’interloquaient soudain, une Petite Sœur marchait mollement jusqu’à la personne précédente, ses pas étaient irréguliers, comme si elle était fatiguée. Leurs silhouettes m’apparurent à la faible lueur de l’océan dont je me cachais, c’était une Grande Sœur, tout comme moi, mais cela ne me mit pas pour autant en confiance. La chose tandis sa main à la petite, qui s’y accrocha, elle la souleva et l’accrocha à elle. Une sangle, me dis-je. Je n’osai pas me montrer, jamais je n’ai vu deux Grandes Sœurs se rencontrées, je n’avais aucune idée si celle-ci allait être agressive envers moi ou non, et je n’avais aucune envie de vérifier. Cette Grande Sœur n’avait apparemment pas les formes d’une jeune femme, sa démarche aussi n’était pas celle d’une personne de mon sexe.

Les connections se firent et je me souvins qu’Alexandre avait enregistré les résultats d’une expérience nommé, il me semblait, Hartess ou quelque chose comme cela, surnommé « Opération Petit Frère ». Il parlait d’un échec et du vieillissement du sujet comateux. Si cette expérience échouée était devant moi, ce qui était fort probable, il était certainement très instable mais la curiosité m’emporta et je soulageai mes jambes tremblantes de mon poids pourtant plume mais la position accroupie à laquelle s’ajoute la peur y jouait un rôle. Une fois debout, je fis un pas en arrière en baisant la tête pour être peu ou prou invisible mais ma chance infinie me joua encore un tour ! La conserve s’écrasa sous mon pied faisant un bruit monstre ! Aussitôt la lumière du scaphandre et les yeux jaunâtres de la fillette se tournèrent vers moi, je leur répondais d’une lumière verte signifiant que je ne leur voulais aucun mal, mais ces qu’il me semblait être trois yeux ne me lâchaient pas, et c’était la petite qui allait juger de mon sort. Un seul mot d’elle et je fuyais, la lumière verte de mon scaphandre était réelle, je refusais de leur faire du mal, le « Grande Frère » étant déjà traumatisé éternellement, j’exprimais une certaine pitié envers lui et je ne voulais que l’aider. Aussi j’attendais le jugement, peut-être dernier, patiemment, même si je le redoutais.

La fillette marchait à ses côtés. Ça n'allait pas fort, c'était évident. La majeure partie de la nourriture trouvée pendant la semaine avait été distribuée à la petite... Le protecteur avait beau ne rien dire, son estomac protestait à sa place.

Elle est en plein croissance.

Hé, je n'ai pas porté de jugement sur le fait que tu la surprotège. C'est vrai que ça mange beaucoup, à cet âge là.

Je ne te le fais pas dire.
Mais tu as quand même insinué que je la surprotège.

Toujours est-il que l'adolescent manquait cruellement de vivres. Depuis qu’il était retourné à Perséphone, certes sa pitance quotidienne lui permettait de se tenir debout et de se battre de temps à autre, mais la découverte d’un garde-manger aurait été la bienvenue. Le grand-frère écrasa rageusement la conserve vide qu’il tenait à la main. Il aurait dû gagner l’Arcadie, plutôt que de revenir sur ses pas... Deux mains vinrent s’agiter devant son hublot.

- Pourquoi t’es méchant avec la boîte, grand-frère ?

Le jeune homme baissa la tête vers la gamine et soupira. Elle était si naïve... Leur petit tour d’horizon de Rapture avait très vite fait mûrir le grand-frère, et sa candeur s’était depuis longtemps envolée, mais il la regrettait, maintenant. Son sentiment de supériorité avait disparu lorsqu’il avait croisé pour la première fois une vraie grande sœur. Il avait d’ailleurs failli y passer. Nouveau soupir.

- Tu as mal quelque part ?

Au moins, elle est gentille.

L’adolescent fit un geste évasif de la main.

- Au cœur.

Il savait qu’elle ne comprendrait pas l’allusion. Lui-même éprouvait des difficultés à saisir le concept...

- Enfin, je crois.

Elle se mit à rire.

- T’es pas sûr d’où t’as mal ?

Un sourire traversa son visage émacié. Le premier depuis longtemps... Il caressa la tête de la petite, lui ébouriffant les cheveux au passage. Elle soupira, elle aussi.

- On avance pas viiiite...

Elle se mit à courir, et le grand-frère la regarda nerveusement s’éloigner.

-C’est bon. J’ai compris.

Il lança la conserve à moitié broyée et accéléra, ignorant pour la énième fois de la journée son estomac criant famine. La petite revint dans sa direction, le pas traînant.

- Tu marche comme ça, tu vois ? C’est pas assez rapide !
-Humpf.
- Ça veut rien dire du tout, « ompf ».

Le grand frère attrapa la petite et la mis sur son dos, où elle attacha sa ceinture.

- Dodo. Assez de parlotte.
-N’empêche que ça veut rien dire du t...

Un bruit stoppa la petite sœur au milieu de sa phrase. Le grand frère alluma l’éclairage extérieur du casque, et la lumière projetée révéla...

Une grande sœur.
Mais qu’est-ce qu’elle fout là ? Elles étaient presque toutes à Fontaine Futuristics !
Bah justement, « presque » c’est pas « toutes ».
Drôle de posture. On dirait qu’elle a failli se casser la g....
Qu’est-ce qu’elle veut ?

L’incongrue alluma son éclairage vert.

On est renseignés.

L’adolescent scruta le casque de la grande sœur, qui ne comportait apparemment pas de numéro de série. S’agissait-il d’une autre tentative ratée ? D’un échec antérieur ou postérieur à lui-même ?

- C’est qui, elle ?

Une question pleine de bon sens.

La petite sœur plissa les yeux, auscultant la nouvelle-venue.

-C’est la même que la méchante qui criait trop fort !

Elle plissa davantage les yeux, affinant son analyse, et huma l’air, avant de prendre une expression passablement déconcertée.

- Ah non, en fait. C’est pas elle. Elle est pareille, mais c’est pas elle.

Rapidement revenue de son déroutement, la fillette croisa les bras, fronça les sourcils, prit son expression la plus boudeuse et lança un...

- T’es qui ?

... plein de convictions.

La petite m’observa, soucieuse, puis d’un coup :

- C’est la même que la méchante qui criait trop fort !

C’était foutu pour moi, même si elle me confondait avec quelqu’un d’autre. Néanmoins le « Grand Frère » ne fit aucun geste offensif. Elle allongea son cou, sur la pointe des pieds elle renifla en ma direction, comme quand elle cherche un cadavre…pardon, un « ange ». Elle se décontracta, je fis de même

- Ah non, en fait. C’est pas elle. Elle est pareille, mais c’est pas elle.

J’étais toujours dans un équilibre très précaire, je me remis donc sur pieds et retirai mon doigt de l’anneau du mécanisme ; je ne devais plus craindre la fillette et son protecteur, bien que je ne devais pas non plus leur faire confiance. Elle se remit droite et croisa les bras, sûrement pour avoir l’air imposante. Puis, sûr d’elle :

- T’es qui ?

Sérieusement je m’attendais à autre chose plus…impressionnant. Déçue je relâchai mes épaules. Je commençai à répondre mais je me rendis compte que ma voix était éteinte, pas un son articulé ne sortait, seulement un râlement pas même digne d’un Grande Sœur. Je me fis tousser, mettant instinctivement ma main devant ma bouche, mais c’est mon hublot que je touchais. Ce casque m’énervait, bien qu’il me protégeait, il était lourd et déstabilisant. Sur ces pensées je le défie et l’accrochai à ma ceinture. Les deux me regardaient encore, attendant ma réponse. Je toussai encore, plus violemment cette fois, ce qui m’occasionna un méchant mal de gorge. Marmonnant, je fis des tests de voix, c’était pas fameux : elle n’avait pas servi pendant quelques temps. Toujours la même question : combien de temps ? Je revins à moi, encore une fois les regards oppressants du binôme étaient posés sur moi.

Pardon. Je, hum…je suis Elisabeth Hanson. Je sort du coma et…je cherche depuis combien de temps j’y…

Boum. Un son d’éboulement je pense. Un type arrivait, et je pensais pas qu’il était petit. Je savais pas non plus s’il me voulait du mal… Humpf, j’étais si naïve encore, je me disais « un gars d’Atlas ou de Ryan ? ». Il est vrai que je n’avais encore jamais vu de chrosôme. Je me courbai en direction du bruit, la lame sortie, prête à bondir, tout ça presque instinctivement. J’attendais l’humanoïde et je me disais qu’il ferait pas un plis.

La grande-sœur semblait soulagée du jugement de la fillette et voulut entamer un dialogue, mais ses paroles tenaient plus du borborygme inintelligible que du débit de logorrhée d'un philosophe assermenté. Un fait interpella le jeune homme : pourquoi préférer éviter la confrontation ? Après l'altercation qu'il avait eu avec plusieurs d'entre-elles à Fontaine Futuristics, elles devaient toutes savoir qu'il était un prototype raté... et la plupart d'entre-elles rêvaient de l'ajouter à leur tableau de chasse. Il fallait les comprendre... soixante-deux têtes de chrosômes n'est pas la déco rêvée pour la chambre d'une adolescente, alors qu'un casque qui fait de la lumière...

Peut-être n'est-elle tout simplement pas au courant ?
Elle n'était pas à Fontaine Futuristics. elles portaient toutes un numéro sur le casque. Or elle n'en a pas.
Une retardataire du programme ?
Très en retard, alors, sachant que nous sommes nous-même parmi les derniers à s'être réveillé.
Mmmh. Ce qui est certain, c'est qu'elle est...

Le dialogue intérieur du grand-frère s'interrompit. La sans-numéro venait d'enlever son casque, révélant une longue cascade de cheveux noir, un visage presque épargné par l'Adam - chose que le grand-frère n'avait pour l'instant pas eu le loisir de contempler - et deux grand yeux verts, verts, verts... Le jeune homme eu du mal à revenir de sa surprise.

... jolie comme tout ?
Différente. J'allais dire "différente".

La sans-numéro toussa, puis prit la parole d'une voix hésitante.

-Pardon. Je, hum... je suis Elisabeth Hanson. Je sort du coma et... je cherche depuis combien de temps j'y...

Le fracas caractéristique d'un mur défoncé lui coupa la parole et fit sursauter la petite sœur. Le grand-frère savait d'expérience qu'il valait mieux pour eux qu'il pique un cent-mètres plutôt que rester sur place : soit l'un des murs porteurs du pénitencier avait lâché, et il fallait sortir de là avant que l'eau ne submerge le bâtiment, soit un type assez gros pour détruire un mur allait faire son apparition, et l'affrontement risquait de se solder par une défaite écrasante du grand-frère. Affamé et sans Eve, il se sentait presque sans défense.

C'est pas "presque", mon gars. J'suis tout nu, là...

Un filet d’eau se répandait de la pièce adjacente jusqu'à mes pieds, suivit d’une…bête. Un monstre. Une chose qui n’avait rien d’humain. Je le regardais, cette grosse masse de chair, les yeux largement écarquillés. Il devait faire 100, 200 kilos ! C’était impossible, je ne pouvais pas concevoir qu’il était possible que « ça » existe. Mais avec l’Adam ? Cette question me troubla, cette substance pourrait entrainer de telles mutations jusqu’à créer ça ? Mais alors moi-même je suis entrain de muté ? Après tout j’en ai consommé. Ou peut être est-ce une surexposition qui entraine ce développement ? Mais alors pourquoi en prendre autant ? Pendant mon conflit intérieur la chose avançait vers moi et commença à accélérer, jusqu’à charger. Je sautai au-dessus de lui en lui plantant ma seringue dans l’épaule, je rencontrai une résistance extraordinaire ; mon arme s’était bloquée dans ses muscles. Il en profita pour m’attraper par le bras et m’éjecter contre le mur, entrainant quelques autres éboulements.

Sonnée, je vis cette grosse masse approcher doucement, très doucement, non pas de moi, mais du Grand Frère ! Il avait l’air aussi faible que moi, je ne pouvais pas me résoudre à le laisser dans cette posture ma foi très indésirable. Je me levai tant bien que mal, m’appuyant contre le mur. Trois mètre ? Je n’avais plus le temps de lui sauter dessus… Mon plasmide ! Je tendis instinctivement les bras vers ma cible, ils noircirent et une nuée de corbeaux vola, ils étaient huit. Il fallait que je protège le Grand Frère. Aussitôt que j’eusse pensé cela, trois des corbeaux firent mur, surprirent la chose et tous l’attaquèrent en la poussant vers moi. Je sortis de la salle en boitant pendant que la brute exterminait mes corbeaux. Une seule et unique barre de fer retenait le reste du béton qui menaçait de tomber. Le bestiaux chargea, je n’avais plus le choix, ou plutôt j’en avais trois : mourir écrasé par une bête, écrasé par un éboulement de béton ou survivre aux deux, avec beaucoup de chance. Je me refusai la première solution et frappai de toutes mes forces la barre une fois, deux fois, à la troisième elle céda et le plafond avec. Je reculai, tombai, quatre cailloux me frappèrent sur le haut du crâne, je regrettais d’avoir enlevé on casque, la brute se reçu le plus gros des dégâts, seul son bras n’était pas enfoui dans les décombre mais gisait à mes pieds, ensanglanté, séparé de son propriétaire. A cette vue des nausées me vinrent mais je les contenais.

La chute de béton, de métal et d’eau finie, j’escaladais la petite montagne avant de constater que l’orifice entre les décombres et la salle où était Heartless n’était pas assez grand pour que je puisse m’y glisser. Heartless ? Allait-t-il bien !? Heureusement il entra dans mon champ de vision.

On va pas pouvoir se rejoindre par là… Je pars de mon côté, on se rejoint à la porte Perséphone/Héphaïstos si tu le veux bien. Dis moi, tu n’es pas blessé ?

La panique de cette scène m’avait rendu la voix, ma voix claire, cristalline m’était revenue, je souris à cela, mais repris de suite mon air inquiet au sujet d’Heartless, et, je l’avais presque oublié, de la petite également.