Dans les bas-fonds

(Musique d'ambiance: https://www.youtube.com/watch?v=an1l2mntMRc )

"Mr P regarde! C'est toi!"

Et la petite fille lui montra un dessin naïf et innocent comme seul savent en faire les enfants. Le protecteur pencha son scaphandre pour mieux contempler. La petite sœur se mit à rire et s'enfuit à toute jambe à travers l'une des coursives sombres qui menait au marché champêtre.

"Viens Mr P! Viens!"

Il s'apprêtait à la suivre lorsqu'il entendit une fusillade au loin, il se retourna et se mit à fouiner avec de grand mouvement brusque. Avec sa masse, Big Daddy était un peu maladroit. Il resta quelques instants à observer si l'altercation plus loin était bien finis et qu'aucun chrosome ne le suivait. Il s'engagea ensuite dans les couloirs avec une baie vitrée qui donnait une vue imprenable sur les immeubles de Rapture. Il s'arrêta quelques instants en voyant un poulpe gigantesque passer devant les vitres. Il croyait qu'il s'agissait d'une menace vu la taille de l'animal. Puis il reprit son chemin en pressant le pas. Il était tellement méfiant par rapport à son environnement qu'il avait oublié que la fillette qu'il protégeait avait continué d'avancer insouciante vers le marché champêtre sans l'attendre.

"Aaaaahhh Mr P! Au secours!"

Poussant un grognement inquiet, le protecteur courut comme il pouvait à toute jambe. Il déboula dans le marché et regarda de droite à gauche: rien. Juste le rire narquois d'un chrosome au plafond. Pendant des heures il tourna en rond en se morfondant, l'absence de la gamine le mettait dans un état d'appréhension insoutenable. Il s'accroupit au sol immobile puis se demanda où elle pouvait bien être passé. Un chrosome s'approcha prudemment de lui en brandissant une mitraillette Thomson.

"On se le fait? Il bouge pas, il à pas l'air méchant, on devrait en profiter"

"Non, il a pas de petite sœur avec lui, ça sert à rien, il va se réveiller et nous foncer dessus, dégageons"

Répondit une voix dans l'ombre. Et le Chrosome recula toujours en maintenant en joue le Protecteur. Il patienta encore plusieurs heures puis se leva et se mit à errer à la recherche de sa petite sœur. Il marcha à travers le marché champêtre et vit des chrosomes ramper vers une grille d'égout ouverte. Il les suivit sans trop savoir pourquoi vu la confusion qui régnait dans son esprit.

Il marcha mélancolique dans les larges conduit souterrains, ignorant complétement les quelques chrosomes qu'il croisait. Ceux-ci le regardait ahuris:

"Qu'est-ce qu'il fout là lui?"

"J'sais pas, il veut peut être de l'Adam lui aussi"

Et ils s'esclaffèrent. Big Daddy arriva finalement dans une vaste pièce improvisé en fumerie d'opium ou un truc dans le même genre. Deux Chrosomes jouaient aux cartes en fumant des cigarettes qu'ils écrasaient dans un crâne ouvert en guise de cendrier.

"Qu'est-ce que cette mochetée fout ici?"

"Bah c'est un client comme un autre, laisse passer il a pas de petite sœur avec de toute façon, ça vaut rien, faut pas s'y frotter"

Big Daddy avança dans la pièce au milieu de tous un assemblement de lit, les chrosomes étaient complétement drogué, allongé sur des lits en fer, des matelas éventrés ou des paillasses, ils planaient, certains avaient encore des seringues dans les bras.. Au bout de la pièce il y avait un labo improvisé. Un chrosome s'activait au milieu des cuves, des réchauds et des barils métalliques. Il y avait aussi des vases à bec, des bouilloires et des casseroles sur une étagère à proximité. En le voyant approcher, le chrosome prit peur et laissa tomber dans un sac de chaux le tube à essais qu'il tenait et trembla.

"Euh patron? Je crois que y'a quelqu'un pour vous"

Le seul chrosome à disposer d'un lit avec des draps en satin et un oreiller en velour se releva mécontent et hurla:

"Quoi encore! heinh? C'est quoi cette mochetée?"

Il s'approcha et commenta au protecteur d'une voix mal assuré:

"Euh... tu veux quoi? de l'Adam? On en a plus, des plasmides? On en a mais pas beaucoup mais ça coûte cher. Sinon on a de la méthédrine, du valium, de la morphine, tout ce que tu veux pour planer. Tu veux quoi?"

Devant l'absence de réponse du protecteur qui restait à le fixer dans une position hostile, il s'approcha de son employé et lui murmura quelque chose à l'oreille. Ils rigolèrent tous les deux. Le chrosome chimiste attrapa une seringue, la remplit de mort aux rats, de strychnine et d'ammoniaque, il la tendit à Big Daddy en se marrant:

"Tiens! Plasmide! Tu m'entends? Plasmide"

Le protecteur attrapa la seringue de sa main gauche, la regarda méfiant (il en avait vu des semblables chez les grandes sœurs) puis d'un geste brutal, l'enfonça dans la gorge du chimiste. Il s'effondra en tressautant et se mit à vomir de la bile et du sang. Il saignait par les oreilles, le nez et les yeux. Le patron des lieux s'agenouilla en paniquant devant le protecteur:

"On n'a pas de petite sœur ici, pitié, il n'y en a pas ici!"

Henry s' étira, un grand sourire scotché aux lèvres. Aller au marché champêtre lui plaisait énormément.
"Célestin mon cher, je sens que cette journée va être riante et plaisante."
Célestin ne répondit pas, parce que Célestin n' était autre que le réveil. Et un réveil particulièrement peu banal, puisque Hyde lui-même en était le créateur. L' ingénieur jeta un oeil par la baie vitrée qui laissait voir l' océan : un banc de poissons colorés passa dans le champ de vision de Hyde avant de disparaître à l' angle du bâtiment voisin.
"Quelle belle matinée!"
Hyde se mit à rire tout seul, attrapa sa canne, fourra son revolver dans sa poche et se mit à plat ventre sous le lit en quête de son sac à provision.
"Aujourd'hui, c' est jeudi, et le jeudi..."
L' ingénieur sortit de sous son plumard, un vieux sac rapiécé à la main.
"... C' est approvisionnement général! Adieu poisson séché, fruits confits et boîtes de conserve au moins pour un temps, ce midi, c' est légumes frais."
Henry Hyde, plus joyeux qu' a l' accoutumée, posa son haut-de-forme préféré sur le sommet de son crâne, déverrouilla la porte de son repaire, en sortit, re-verrouilla la porte blindée et se dirigea à grands pas vers le sas de sécurité qui le séparait du marché en sifflotant.
"Et bien, voyons, de quoi ai-je besoin?"
L' ingénieur s' avançait à présent dans le marché champêtre, zig-zagant entre les étals miteux et pour la plupart rafistolés sommairement par les chrosômes. Un bruit sur sa gauche le fit sursauter. Il pointa sa canne vers l' établis d' où provenait les craquements qu’ il avait entendus.
« John ? »
Un soupir de soulagement se fit entendre et un chrosôme sortit de sa cachette, un vague sourire d’ excuse aux lèvres.
« J’ vous avais pas r’connus, Henry. J’ avais oublié qu’ c’ était jeudi, aujourd’hui, ouais, ouais...»
Le vendeur souleva une caisse qui gisait à ses pieds et la cala sur son étal, qui vacilla dangereusement.
« J’ ai d’ la courge très fraîche c’te s’maine, m’sieur Hyde. Une véritable oeuvre d’ art d’ la nature. Pour cinq dollar la part. »
Le chrosôme déballa le contenu de la caisse et rangea les différents fruits et légumes sur leurs étagères respectives tandis que Henry sortais son porte-monnaie.
« Comme d’ hab’, Henry ? D’ la tomate, du persil, des patates... »
L’ ingénieur hocha la tête.
« Le tout pour cent dollar. Ensuite, on parlera de cette ravissante courge dont tu vantes les mérites. »
Le visage déformé du jardinier laissa apparaître un sourire gai.
« Alors là, m’ sieur Hyde, si vous n’ trouvez pas ma courge assez bonne, j’ arrête les affaires et j’ deviens fleuriste ! »
Henry rendis son sourire au chrosôme.
« Tu parais bien sûr de toi. Est-ce donc une merveille telle que tu ne t’ en séparera qu’ a regret et au compte goutte? »
Le vendeur éclata de rire, sa face ravagée par l’ Adam formant encore plus de plis disgracieux que d’ habitude.
« Ah, m’ sieur Hyde, je n’ me sépare jamais d’ mes légumes à regret quand c’ est vous qui les ach’tez ! »
Le jardinier lança un clin d’ oeil à son interlocuteur.
« Et ben en fait, j’ l’ ai faite poussée près du p’ tit cours d’ eau qui passe pas loin, et... »
Le chrosôme s’ arrêta en plein milieu de sa phrase, soudain inquiet. Il se pencha par-dessus son établi et souffla à l’ oreille de Hyde.
« Rendez-moi un p’ tit service. Si on vous d’ mande, vous m’ connaissez pas, d’ acc’ ? »
Après quoi il se terra dans sa cachette, laissant l’ ingénieur passablement échevelé par sa requête étrange, sa disparition soudaine ainsi que son haleine abominable. Quelques chrosômes sortirent en courant d’ une grille d’ égout proche et lui passèrent devant en le bousculant, faisant tomber son haut-de-forme.
« Et bien, messieurs, un peu de tenue ! »
« Va donc te faire voir aux Hauteurs d' Olympie! »
Par réflexe, l’ ingénieur dégaina son arme à feu, mais il n’ eu pas le cœur à appuyer sur la gâchette. Il ramassa son chapeau et l’ épousseta avant de le remettre sur sa tête.
« Diantre, ces malfrats se font de plus en plus désobligeants. Une correction semble s’ imposer. »
« Heu... »
Le jardinier s’ était relevé, et semblait apparemment très mal à l’ aise. Il piétinait en jetant des coups d’ oeil vifs aux alentours. Hyde remarqua son manège.
« Tu me semble bien inquiet, John. Ça ne te ressemble pas. »
« Bin, comment dire... J’ me suis embarqué dans un sale truc, Henry... »
Hyde leva les yeux au ciel.
« Pour changer. En quoi cela consiste ? »
« Et bien... »
Visiblement, le jardinier avait du mal à avouer sa faute.
« Mais encore ? »
Le chrosôme poussa un long soupir et se lança.
« J’ ai enlevé une p’tite sœur... »
Hyde ouvrit la bouche plusieurs fois avant de réussir à parler, ce qui le fit ressembler momentanément à un poisson rouge. Il tombais des nues.
« Toi ?? Mais ? Pourquoi, quand, comment ?? Non, attends, ne réponds pas, je sais : c’ est l’ engrais, c’ est ça ? Tu n’ avais pas assez d’ argent pour payer un sac, et tu as échangé la petite contre une somme conséquente, je me trompe ? »
Le jardinier acquiesça, et l’ ingénieur se passa la main sur le front.
« Fichtre, John, s’ il te faillais de l’ argent, je pouvais t’ en prêter ! »
Un grondement retentit dans le tunnel que venaient de quitter la troupe de chrosômes, et des pas pesants bien que lointains se firent bientôt entendre. Henry se tourna vers le jardinier. Celui-ci semblait mort de peur.
« Laisse moi deviner. »
Hyde pointa sa canne vers la grille d’ égout béante.
« C’ est le protecteur de la petite fille. »
John hocha la tête frénétiquement et Hyde se sentit soudain quelque peu fatigué. Le ciel de sa belle journée semblait virer couleur tempête tropicale.
« Et où as tu emmené la fillette ? »
« J’ l’ ai vendue... A des types qui passaient justement par là. Ils s’ dirigeaient vers l’ Arcadie !»
L’ ingénieur se massa les sourcils.
« Oh, bonne mère... Mais qu’ ai-je fait pour mériter cela ? »
Hyde prit une grande inspiration et se dirigea vers les égouts. Le chrosôme l’ appela , pris de panique.
« Hyde ! Où vous allez ? »
L’ ingénieur lui répondit sans prendre le temps de se retourner.
« Réparer tes bêtises, foutu inconséquent ! »
Il s’ enfonça alors dans les boyaux puants, moites et mal éclairés. Il chemina jusqu’à trouver le protecteur, s’ aidant du raffut que celui-ci produisait pour le repérer parmi le labyrinthe de galeries. Enfin, après une course extrêmement épuisante pour un homme dont la faible musculature est recouverte par une aimable couche de gras, il trouva le protecteur en plein milieu de ce qui semblait être un fumoir. Un chrosôme secoué de spasmes incontrôlables gisait à ses pieds et un autre semblait le supplier d’ épargner sa vie.
« On n'a pas de petite sœur ici, pitié, il n'y en a pas ici! »
Hyde s’ avança dans la pièce et s’ éclairci la gorge. Le protecteur se retourna, emportant dans le mouvement une bonne partie des ustensiles qui pendaient aux murs.
« Messieurs, bien le bonjour... »